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Jérémy

se fit la réflexion que tout semblait le ramener au confinement de 2020. Comme près des 3/4 des
Français, il désapprouvait à l’époque des faits les actions et les décisions du gouvernement. Il s’était
du coup intéressé à la politique et avait eu la sensation d’éveiller sa conscience à ce sujet. D’une
chose à l’autre, cela l’avait amené à s’inscrire sur la liste électorale de son nouveau lieu de résidence.
Près de deux ans après le déconfinement, il avait donc pour la première fois de sa vie voté. Il
s’agissait des élections présidentielles. Jérémy avait fait partie de ceux qui avaient porté au pouvoir
le parti qui incarnait à ses yeux le renouveau. Tout avait ensuite été très vite… La décision du
nouveau gouvernement de rétablir la peine de mort par une loi d’exception passée en force au
mépris de tous les usages antérieurs. La date du procès du Club… Et enfin, ironie du sort comme s’il
s’agissait de boucler la boucle, la liste électorale était le support utilisé pour choisir au hasard les
membres du jury. Son nom était sorti et la loi lui interdisait de se soustraire à cette désignation.

Depuis 2021, Le 11 mai restait pour lui et ses amis, comme pour tant d’autres citoyens, l’occasion de
faire une bonne soirée au restaurant pour fêter la vie en liberté retrouvée. Jérémy allait bientôt
devoir choisir entre la restriction de celle des six individus dans le banc des accusés… et une solution
beaucoup plus radicale !

C’était important pour lui d’avoir l’impression de bien rendre la justice. D’aussi loin qu’il se souvenait,
cette notion avait toujours été une valeur familiale essentielle, transmise de génération en
génération. Il s’était fait la promesse de bien écouter tous ceux qui allaient s’exprimer, pour
l’accusation comme pour la défense, puis de rendre un verdict juste, en son âme et conscience. Il
voulait pouvoir être fier du jugement qu’il allait prononcer.

Il passait l’essentiel de son temps libre sur les réseaux sociaux. Le Juge avait demandé à tous les jurés
de ne pas se laisser influencer le temps du procès par toutes les sources d’informations existantes.
Jérémy considérait que cette attente était déconnectée de la réalité. Tous les médias ne parlaient
que du procès ou des accusés. Sur les réseaux sociaux, il n’avait jamais vu une telle frénésie. Il n’y
avait presque que des commentaires plein de haine envers les six prévenus. Les rares qui
n’émettaient pas un avis négatif essayaient simplement de faire du second degré. Il ne parvint pas à
trouver un seul commentaire positif à leur égard. Il jeta un regard sur ceux qui restaient affichés à la
dernière page qu’il venait de consulter.

A mort…Qu’ils crèvent… Ce sont des monstres…Des sales gosses de riches…Club des pervers…Il faut
les condamner… Aucune pitié … Ecoutez le peuple…

Avant de savoir qu’il allait être juré, Jérémy avait déjà tout entendu et lu au sujet des accusés. Son
point de vue rejoignait celui des internautes qui s’exprimaient. Il se fit la réflexion qu’aussi grande
était la renommée de l’avocat chargé de les défendre, rien ne devrait pouvoir le faire changer d’avis.
Même si l’un d’eux avait été violé dans son enfance par l’un de ses proches, cela ne légitimait à ses
yeux en aucun cas leurs actes. Il n’éprouvait spontanément à leur égard aucune compassion
Néanmoins, comme il s’en était fait la promesse, il allait écouter attentivement les arguments de la
défense.

Le procès commençait demain. Il était excité et il n’avait aucune envie de s’endormir…

*

Jérémy

se sentait épuisé, mais il ne parvenait pourtant toujours pas à trouver le sommeil. Cette dernière
journée du procès avait permis à Vanessa de s’exprimer au nom des accusés. Il ouvrit son portable et
parcourut les commentaires sur les sites qu’il fréquentait habituellement. Ils allaient tous dans le
même sens :

Libérez-les tous… Acquittement pour tous… Ils ne doivent pas aller en prison…Ecoutez le peuple…

Il avait eu les accusés en face de lui et tant d’informations inconnues du grand public. Demain, il allait
devoir rendre son verdict. S’il ne dormait pas, c’était simplement parce qu’il n’avait pas encore arrêté
sa décision…

*

Le juge

avait volontairement attendu quelques secondes avant de prendre la parole :

J’entends que ce procès se déroule selon les lois de la république. Je ne tolèrerai pas des
débordements. A l’énoncé de votre identité, vous vous lèverez et vous irez vous placer sur le fauteuil
situé sous la pancarte nominative vous correspondant. Vous ferez face au jury afin qu’il puisse
clairement vous identifier. Je mentionnerai votre âge et votre profession à leur intention. Vous ne
prendrez pas la parole et vous resterez debout tant que je ne vous inviterai pas à vous asseoir…

– Vanessa Tardis née Pastor, 57 ans, avocate…
– Sophie Lannier, 55 ans, banquière…
– Loic Thoural, 56 ans, médecin…
– Frédéric Tardis, 54 ans, Promoteur…
– Xavier De Tassignatre, 57 ans, Dirigeant de Web 4U2…
– Wilfrid Vallat, 56 ans, Chef de Service à la Brigade Criminelle…

Asseyez-vous…

Les six obéirent à l’injonction en souriant…

*

Sophie

savait qu’il ne restait que quelques minutes avant d’entrer dans la salle principale du tribunal pour
entendre le juge procéder à l’ouverture du procès. Les six accusés patientaient en attendant dans le
couloir. Elle désigna du doigt l’hebdomadaire qui trainait sur le banc. L’édition était de la veille et ils
étaient sur la couverture, comme sur tant d’autres à travers le monde entier. Un titre occupait
presque 1/3 de la page : « L’histoire intégrale ». Dessous, une mention précisait « J’en ai été
témoin »… L’autre moitié de la page était un photomontage des sept Membres fondateurs : Elle
désigna du doigt un homme plus jeune que les autres : Son tee-shirt noir servait de toile de fond à la
légende inscrite en caractères blancs : Edouard Molaroni 1968 – 2010 Haut fonctionnaire.

– Il me manque toujours autant. J’aurai tellement aimé qu’il puisse vivre ça à côté de nous.

Frédéric lui tapota la main d’un geste tendre. Il hocha la tête pour témoigner de son approbation. A
sa droite, Vanessa fit mine de lever un verre, comme si elle trinquait à la santé du disparu. Face à
eux, les 3 autres approuvèrent chacun à leur façon.

Sophie avait pris entre temps le journal, l’avait feuilleté jusqu’aux pages qui leur étaient consacrées.
Elle se racla la gorge pour obtenir leur attention et commença à lire quand ils se firent silencieux :

Pierre-Louis Debré est grand reporter au sein de notre Groupe depuis près de 20 ans. Il a été
pendant quelques années le compagnon de Sophie Tannier, avec qui il a eu un enfant, avant que
leur couple ne se sépare. Il a été amené à côtoyer dans de très nombreuses circonstances les
accusés depuis près de 30 ans. Son témoignage est précieux. Au moment où le verdict va être
rendu, il nous livre ici un condensé de leur parcours…

Beaucoup de personnes connaissaient, bien avant le scandale, l’existence du Club des Toujours + : Les
parents des Membres, les enfants, les fratries et de nombreuses autres personnes dans la famille, des
amis et tous les proches de ceux précités… Et tous les intimes de ces derniers… ainsi de suite jusqu’à
ce qu’une personne en entende parler et puisse penser qu’il n’était qu’une sorte de légende urbaine.

Imaginez maintenant un instant que vous commenciez à nouer une relation sérieuse, à n’importe quel
moment de sa vie à partir de 1986, avec l’un des 7 membres. Selon le moment, le degré d’intimité,
l’envie de vous faire participer, vous pourrez vous entendre conter une belle histoire : Celle de 7 jeunes
liés par l’amitié. Parmi eux, Vanessa Pastor, l’une des plus riches héritières de la planète. Elle finance
pour eux tous chaque année 7 à 10 jours de vacances. Seuls les conjoints sont autorisés à participer,
limitant ainsi le nombre de participants à un maximum de 14 puis 12 après le décès de l’un d’entre
eux. Chaque année, un Membre choisit une destination. Il lui appartient d’organiser les vacances. Il a
12 mois pour le faire. Son seul challenge est de faire « toujours + » que l’année d’avant : Le lieu, les
animations, le cadre de vie : Tout est laissé à son appréciation. Il n’y a aucune limite financière et un
seul interdit fixé par Vanessa : Le voyage dans l’espace jugé comme regroupant trop de contraintes. A
la fin du séjour, ceux qui ne l’ont pas organisé votent pour déterminer si l’objectif « toujours + » a été
atteint. L’organisateur de l’année suivante est alors tiré au sort parmi ceux qui n’ont pas encore joué.
Toutes les destinations du monde y sont passées : Les plus jolies plages, les plus belles iles, les plus
grandes villes, les sites naturels les plus prestigieux…

Que vous soyez parent, conjoint, enfant, cousin, ami… si vous connaissez bien l’un des Membres, vous
avez forcément entendu parler du Club. Vous avez probablement vu des photos ou entendu parler de
vacances toujours plus extraordinaires, de diners incroyables organisés par les plus grands cuisiniers
dans des sites somptueux, d’hôtels insolites, d’iles privées ou de visites exceptionnelles dans des
musées privatisés, de paysages survolés en hélicoptères, de criques explorées en sous-marin….

Si vous savez cela, vous savez alors probablement aussi qu’en contrepartie de sa générosité
financière, Vanessa n’a qu’une seule exigence : Revivre le temps d’un week-end prolongé de 3 jours
leurs légendaires parties de cartes de leur jeunesse. Ils ne se retrouvent alors qu’entre eux dans la
vieille maison familiale de vacances de Xavier. Bâtie après la guerre par le vieil Oncle Arthur dans une

zone reculée des Cévennes, elle avait servi de lieux de vacances à la famille de l’un de ses neveux
pendant plusieurs années. La maison était en pierres avec un toit en lauzes. Elle se trouvait sur un
terrain pentu. Un niveau, le supérieur, était consacré à la partie habitable. Les caves servaient
autrefois aux bêtes, puis étaient devenues au fil des années un lieu de rangement de divers outils ainsi
qu’un endroit idéal pour stocker le fromage et du vin. La maison contrastait par sa simplicité avec le
luxe dans lequel évoluait Vanessa. Certains conjoints avaient voulu la découvrir en dehors du fameux
week-end et ils avaient toujours été surpris par le fait que le lieu n’avait strictement rien
d’extraordinaire, si ce n’est le fait d’être situé à l’écart de toute autre habitation. Il était très
improbable de passer par hasard devant la Baraque. On y venait ou on ignorait son existence, sauf à
faire partie de la poignée d’habitants de la zone, toujours très respectueux de la tranquillité de
chacun.

Vous saviez ainsi finalement assez vite que votre conjoint était amené à passer quelques jours chaque
année, sans vous mais avec ses amis d’enfance. Le fait d’être intégré au Club une première fois, puis
toutes les suivantes, devenait une preuve de l’importance de votre relation. Dès lors, il devenait
naturel pour vous d’accepter le fameux week-end prolongé. Il était établi que l’alcool et la marijuana
étaient à disposition de ceux qui le souhaitaient, qu’il n’y avait ni call-girl ni gigolo qui seraient venus
se joindre au groupe et que les 3 jours étaient consacrés à d’interminables parties de cartes. Dans les
années 80, quand vous souhaitiez joindre votre conjoint, vous utilisiez le numéro du téléphone
satellite de Vanessa. De ce fait, les conversations étaient si brèves que, souvent, vous décidiez de ne
plus appeler pendant les 3 jours. Les années passant, et malgré le fait que La Baraque soit toujours en
zone blanche, Vanessa parvint grâce aux évolutions technologiques à procurer pour tout le groupe un
téléphone portable suffisamment puissant pour autoriser des communications en mode vidéo.

Si vous en profitiez pour essayer de joindre votre conjoint, le plus souvent, il ne vous répondait pas
immédiatement. Mais vous attendiez rarement plus d’une minute ou deux avant qu’il ne vous
rappelle. S’il dormait et que la sonnerie l’avait réveillé, vous le trouviez dans son lit. S’il était en train
de jouer, il terminait sa donne avant de vous rappeler. Vous voyiez alors les autres joueurs autour de
la table qui patientaient, le temps de votre appel qu’ils s’amusaient le plus souvent à perturber en
profitant de leurs règles qui interdisaient de quitter la table avant la fin de la partie. S’il était en train
de manger, là encore les autres convives prenaient plaisir à intervenir dans votre conversation. Ils
essayaient de vous faire rire et, comme vous les connaissiez et que vous saviez que vous alliez les
retrouver quelques mois plus tard, vous pouviez difficilement leur résister. Au final, vous appeliez
moins souvent et vous réalisiez, lors des vacances successives, que les autres conjoints réduisaient ou
stoppaient eux aussi leurs appels pendant ces 3 jours.

Vous venez de découvrir ce que tout le monde pouvait voir : J’ai vécu avec l’un des sept membres. J’ai
eu un enfant avec elle. Je n’ai jamais rien vu d’autre que cela : La façade, la partie visible de l’iceberg :
Une riche héritière invitait ses amis d’enfance et leurs conjoints pour une bonne semaine minimum de
vacances. En contrepartie, elle se faisait récompenser par un week-end prolongé, juste avec ses amis
et sans leurs conjoints cette fois, pour des parties de carte dans une maison plutôt très simple…

Je vivais à cette époque sans le savoir dans une ruelle de décors de cinéma. Comme le personnage de
Jim Carrey dans Truman show, je pensais que ce monde était la réalité. Je vais maintenant vous
emmener de l’autre côté, là où les caméras ne filment jamais. Vous allez plonger sous l’eau pour voir
l’autre partie de l’iceberg. Tout ce que nous savons aujourd’hui est extrait de leurs propres aveux :

Leur groupe fonctionnait en fait comme une matriochka. Le Club des Toujours + cachait en son sein
un autre Club des Toujours +, réservé à l’origine aux 7 membres fondateurs : Comme les peintres, ils
ont eu leurs périodes : J’ai attribué un nom à chacune : POTACHE, LUPIN, DESTROY, BORDER LINE,
ULTIMA…

*

Le Procureur, Francis Maulouinsse,

n’allait pas tarder à devoir prendre la parole. Il avait pour habitude de s’évader dans ces moments là
vers un autre point que celui qu’il allait aborder. Il avait la conviction que cela lui était bénéfique. Il se
mit à penser à la veille au soir, quand il avait testé une argumentation devant son épouse. Il accordait
beaucoup d’importance à son ressenti. Elle seule pouvait se permettre de lui dire, si franchement,
qu’il s’égarait ou se dispersait. Il avait tendance à trop détailler certains points par volonté d’apporter
l’exhaustivité des informations en sa possession pour mieux convaincre du bien fondé de ses
arguments. Il avait conscience de parfois perdre son auditoire dans ses monologues interminables.

Il était ainsi parvenu à cette décision de distinguer clairement en préambule les 3 moyens de
protection du club : Le coffre-fort, 1 seule réunion 1 fois par an et la numérotation. Ensuite il avait
prévu de détailler chacun de ces points :

Le coffre aux 7 serrures se trouvait caché derrière un vieux garde-manger en bois dans un mur de
l’une des caves de La Baraque. Chacun des Membres détenait deux des 7 clés, les contraignant ainsi
à être au moins 4 pour pouvoir l’ouvrir tout en conservant aussi un accès en cas de décès de l’un
d’entre eux. La serrure d’Edouard est restée ouverte en permanence après son décès.

Un coffre est utile pour y ranger ce qu’on a de plus précieux. Pour le Club « caché », il s’agissait de
leur journal de bord et de certaines preuves de leurs actions. Enfin, chacun des Membres avait
accepté le principe de stocker dans ce coffre une vidéo le montrant en train de se masturber. Le
tournage avait eu lieu après une soirée particulièrement arrosée. L’idée était la suivante : Que l’un
d’entre eux trahisse le Club et les autres s’occuperaient de diffuser au plus grand nombre la vidéo. Au
final, chacun avait vu les images des autres et ils convinrent tous qu’ils préféraient mourir plutôt que
d’avoir à supporter la honte d’une diffusion de cette vidéo à leurs proches.

Concernant les preuves de leurs actions, elles étaient incontestables et les explications de leur
origine se trouvaient dans le journal de bord qui contenait aussi des précisions sur le mode de
fonctionnement pratique du club. Ainsi, par exemple, chaque personne du Club pouvait solliciter à
titre d’expert un autre membre, voir plusieurs autres ou même l’intégralité pour réaliser une action.
Celui qui faisait ainsi l’objet d’une requête devait tout mettre en œuvre de son côté pour répondre
favorablement à la demande, et ce d’autant plus si son métier ou sa fonction lui permettaient un
accès favorisé à un point nécessaire pour l’action. L’organisation du Club garantissait par différents
moyens sa protection, physique, juridique et financière si une enquête remontait jusqu’à lui et
aboutissait à une inculpation ou un procès. Ainsi, le domaine de réalisation d’une action ne pouvait
en aucun cas permettre d’en conclure que c’était justement le spécialiste de ce domaine qui en était
l’auteur. Il avait sans doute simplement rendu service à son ami en ignorant comment ce dernier
allait avoir utilisé ses compétences.

Ensuite, ils décidèrent de ne faire qu’une réunion du Club « caché » 3 jours par an, en dehors des 7 à
10 jours de vacances avec les conjoints. Un sujet lié au Club « caché » ne pouvait être abordé que
dans le cas où les Membres n’étaient qu’entre eux. Ils avaient tous fait le serment de ne jamais parler
du Club « caché » à leur future moitié. Qu’il soit établi qu’un conjoint était informé de son existence
et le fautif s’exposait à ce que sa vidéo devienne publique. Précaution supplémentaire, ils s’étaient
interdits d’aborder le sujet du Club « caché » par téléphone ou tout autre moyen de communication
autre que le face à face.

La numérotation était leur dernière trouvaille. Chaque année, ils s’attribuaient un chiffre par tirage
au sort et ils ne le conservaient que durant les 3 jours. Leur journal de bord était tapé à la machine et
ne mentionnait pour chaque défi ou chaque action que leurs numéros de l’année en question,
rendant ainsi impossible l’identification de chacun. Ils prenaient soin en le rédigeant de ne pas laisser
d’indices. Parfois, une situation particulière permettait simplement de déterminer qu’il s’agissait
d’un homme ou d’une femme : Si c’était une femme, ils veillaient à ce qu’il soit impossible avec le
seul contenu de déterminer s’il s’agissait de Vanessa ou Sophie.

*

L’avocat, Maitre Dupi Moretton,

Considéra qu’il était opportun d’utiliser son ton ferme et paternaliste :

Mesdames et Messieurs les membres du jury, vous allez devoir vous prononcer sur le sort des
six accusés assis face à vous. La loi est claire : Il appartiendra au procureur de vous apporter la preuve
de leur culpabilité. Il ne pourra pas le faire et vous n’aurez donc qu’un verdict à rendre :
L’acquittement pour chacun des accusés…

Machinalement, l’avocat se tourna vers la salle, étonné de ne pas être submergé par une vague
d’indignation. Elle était vide, hormis les hommes armés chargés d’assurer la sécurité. Une caméra le
fixait. Il se savait en direct. Avant lui, l’évènement planétaire qui avait attiré le plus grand nombre de
spectateurs était la cérémonie d’ouverture des jeux olympiques de Pékin en 2008 avec 2 milliards de
personnes devant leur écran, loin devant les 180 millions pour les funérailles de JFK en 1963, les 500
millions pour les premiers pas de l’homme sur la Lune en 1969 et le milliard de spectateurs pour le
concert d’Elvis à Honolulu en 1973 ou pour les 33 mineurs bloqués au Chili en 2010…D’après les
estimations les plus basses, il y avait en ce moment 4 milliards de paires d’yeux braqués sur lui, à
travers des écrans de télévision, de smartphones ou sur des murs blancs ou des draps servant de
supports de retransmission dans des zones traditionnellement isolées à travers le monde entier…

…Vous allez ressentir une grande pression au moment de prononcer un tel verdict. Il va vous
falloir surmonter vos préjugés, votre besoin de vous conformer à ce que la société attend de vous,
votre envie de vous faire aimer du plus grand nombre. Pourquoi ? Parce que vous êtes ici face à moi
pour rendre la justice. Et parce que vous êtes le dernier rempart avant que nous ne fassions basculer
notre civilisation dans la barbarie. Ce qui se joue ici et aujourd’hui dépasse de loin le seul cas de mes
Clients. L’humanité vous regarde et c’est son avenir qui va dépendre de votre décision…

L’avocat n’avait même pas été surpris par l’ampleur inédite de messages d’insultes et de menaces de
mort quand il avait annoncé sa décision de prendre en charge la défense. Il jaugeait à cet instant
tour à tour chacun des jurés. Il avait activé ce qu’il appelait son détecteur de bascule. Pour l’instant,
tous les visages qui lui faisaient face étaient fermés. Il s’y attendait. Ce n’était pas la première fois
qu’il avait à gérer pareille situation. Comme à son habitude, il allait se laisser guider par un signe, un
regard soutenu, une réaction sur un visage pour faire basculer le premier juré. Une fois que c’était
fait, il passait au suivant. Quand il avait réussi à faire changer d’avis le premier tiers, il savait qu’il
avait de bonnes probabilités d’emporter la décision qu’il souhaitait. Les rapports d’influences à
l’intérieur du groupe que les jurés formaient jouaient alors en sa faveur. Il poursuivit scrutant
attentivement chaque réaction. Aucune n’était le fruit du hasard…

Je n’ai jamais caché mes opinions politiques et j’estime que ce n’est pas mon rôle dans un
prétoire, de me prononcer sur les décisions du peuple de France. Nos dirigeants d’aujourd’hui sont
arrivés au pouvoir de la façon la plus démocratique qu’il soit : Par les urnes. Ils viennent de prendre
une décision qui m’oblige à les mentionner dans ma plaidoirie. Je n’aurai jamais imaginé voir notre
démocratie reculer. Hélas, cela s’est produit quand nos élus ont cédé à la pression populaire et
décrété une loi d’exception pouvant aboutir à une condamnation à la peine de mort pour mes Clients.
La peine de mort a été abolie en France en 1981. Notre pays a tout au long de son histoire été un
phare pour les droits de l’homme. Vous devez à votre échelle tenir cette lumière au dessus de nos
instincts les plus bas et les plus vils. La mort de mes Clients ne changerait plus rien à ce qui s’est
passé. Elle ne ressusciterait pas les morts mais elle nous ramènerait en arrière. Quand une société
recule pour se rapprocher de la barbarie avec l’approbation de ses soi-disant élites, c’est en fait la
liberté de chacun de nous qui recule. Aujourd’hui, vous êtes les gardiens de cette liberté !

*

1986 :

Nous sommes 7. Devant l’objectif de cette caméra, nous faisons le serment de toujours rester
fidèles au Club que nous créons aujourd’hui : Les Toujours +. Nous avons entre 18 et 22 ans. Nous
avons des idéaux. Nous sommes tous d’accord pour dire que nous ne voulons pas devenir des
moutons comme nos parents. Nous ne deviendrons jamais ce que la société veut que nous devenions.
Devenir adulte n’est rien d’autre que le fait d’accepter la société telle qu’elle est. Rester jeune, c’est
rester révolté, c’est refuser, c’est s’indigner… Nous voulons créer nos propres règles et nous ouvrir un
espace de liberté qui n’appartiendra qu’à nous 7. Personne ne pourra intégrer notre Club et personne
ne pourra en sortir autrement que par la mort. Nous allons maintenant nous faire une entaille sur le
pouce pour sceller notre serment par un pacte du sang…

…si chacun est sur de pas avoir le sida !

Ils se mirent tous à rire avant de prêter serment chacun à leur tour…

*

Le Procureur,

s’adressa aux jurés :

La vidéo que vous venez de voir est la plus ancienne la de celles retrouvées dans le coffre fort.
Leur bonne humeur manifeste ne doit pas vous attendrir ou vous rendre les accusés sympathiques. La
défense va essayer d’influencer votre décision par des stratagèmes, mis au point par les accusés eux-
mêmes pour échapper à leur responsabilité. Il me parait indispensable de vous éclairer sur quelques
points révélés par les enquêteurs.

Le Procureur ne pouvait pas se permettre un échec. Qu’il n’obtienne pas une peine exemplaire pour
les 6 membres survivants du Club et il avait la conviction que cela briserait tous ses espoirs
d’évolution. Il se considérait comme un inconditionnel de la thématique du film Inception et il aimait
s’imaginer, plaçant ainsi dans l’esprit de chacun des jurés, une idée destinée à bloquer les futurs
arguments de la défense.

Ils étaient 7 en cette année 1986. Cinq garçons et deux filles, que l’on pourrait qualifier
d’enfants « de bonne famille ». Ils ont eu l’idée de former ce Club. Ils vous diront probablement qu’ils
ne savaient pas où cela les mènerait. Il est une réalité intangible : Aucun d’entre eux n’a jamais quitté
le Club. La farce a fait place à l’irresponsabilité et l’inconscience avant de céder la place aux crimes et
au sordide. Ils se sont toujours retrouvés, chaque année pendant 34 ans et vous ne pourrez pas
considérer, par respect pour leurs victimes et leurs familles, qu’il y en ait un seul parmi eux qui soit
innocent. Bien plus que leur seule personne, c’est une idéologie que vous allez devoir condamner
fermement pour éviter que quiconque à l’avenir ne cherche à la reproduire…

*

Vanessa

attendait depuis longtemps ce qu’elle considérait comme son premier moment de gloire. C’était son
apéritif. Elle allait le savourer en sachant pertinemment que le dessert allait lui apporter une saveur
bien plus délicieuse encore. Elle préférait ne jamais apprendre par cœur ce qu’elle voulait dire, se
focalisant sur les principaux messages à faire passer et faisant ensuite confiance à son sens naturel
de l’éloquence :

Je m’exprime au nom de tous. Lors de cette intervention et lors de la prochaine, j’invite mes
amis ici présents à lever la main si le moindre de mes propos constitue pour un seul d’entre eux une
surprise. Je reprendrai à nouveau la parole juste avant les délibérations du jury, quand presque tout
aura été dit. Entre temps, je resterai silencieuse sauf bien entendu s’il m’est demandé de répondre à
certaines questions. Sinon, nous laisserons toutes les personnes ici réunies débattre, argumenter,
théoriser, tenter de convaincre, accuser ou défendre aussi longtemps qu’elles le voudront. Pour aider
à la prise de décision de chacun, nous répondrons par la vérité, aussi dérangeante ou désagréable
puisse-t-elle être, à toutes les questions dès lors qu’elles ne sont pas destinées à permettre d’identifier
l’un d’entre nous. Toute déclaration qui sera faite par l’un de nous devra donc être considérée comme
étant celle d’une personne connaissant les éléments du crime et non pas de son auteur.

Avant de céder la parole, nous souhaitons nous excuser par avance auprès de notre Avocat,
du Procureur, du Juge et du jury.

En ce qui concerne mon confrère du barreau de Paris, nous avons choisi celui que nous
pensons être le meilleur. Notre intime conviction est qu’à la fin de sa plaidoirie, il n’aura pas réussi à
retourner le jury. Il sera le premier à le savoir. Nous lui avons dit avant de le solliciter et il a accepté de
nous défendre pour une raison qui nous parait évidente : Il a, tout au fond de lui, le secret espoir de
déjouer tous les pronostics. Pourtant, cette fois, la barre est trop haute, même pour lui…

Pour le Procureur, nous sommes convaincus qu’il va donner le meilleur de lui-même. Il va
requérir une peine exemplaire : Soit la perpétuité pour chacun de nous avec une peine incompressible
de 30 ans, soit la peine de mort qui était encore impossible il y a quelques semaines seulement. Nous
sommes désolés de lui dire que le jury ne rendra pas un verdict dans le sens de sa réquisition. Bien que
nous soyons en train de l’en informer, il ne nous croira pas et s’obstinera à demander le maximum,
brisant ainsi sa carrière pourtant promise à un bel avenir. Ce procès qui aurait pu être son fait
d’armes pour les 30 à 40 ans à venir s’avèrera être son échec le plus cuisant.

Monsieur le Juge, nous ne savons pas ce qu’aurait été votre verdict si nos lois avaient mis
notre sort entre vos seules mains. Nos excuses s’adressent donc à vous dans le seul cas où la décision
du jury irait à l’encontre de votre attente personnelle. Il vous appartiendra d’appliquer cette décision,
quoique vous puissiez en penser. Nos excuses si cela vous crée de la contrariété.

Mesdames et Messieurs les Membres du jury, il est à prévoir que vous ne ressentiez tout au
long de ce procès aucune compassion pour nous. Vous devriez nous trouver arrogants et suffisants. Il
sera pratique pour vous d’imputer cela à notre milieu social d’origine. Nous incarnons tout ce qui vous
fait envie, vous fait rêver mais vous reste inaccessible. Si nous étions dans une autre époque, ou dans
d’autres pays, vous pourriez même aller jusqu’à nous jeter des pierres dessus pour assouvir au
passage toutes vos frustrations accumulées. En votre for intérieur, nous sommes déjà jugés avant
même que ce procès n’ait commencé. Vous pouvez essayer de le nier, mais vous ne mentez qu’à vous-
même. L’emballement médiatique a été tel que vous ne pouvez pas avoir échappé à son influence. Au
mieux, vous écouterez attentivement ce que dira notre avocat, mais cela ne suffira pas. Vous aurez
envie de nous condamner…Jusqu’au tout dernier moment. Quand je reprendrai la parole à la fin du
procès, ce que je dirai entrera dans l’histoire de toutes les facultés de droit du monde entier. Notre
démonstration de force démarrera. Je ne veux pas me montrer désagréable, mais je dois vous livrer le
fond de ma pensée même si cela ne va pas contribuer à redorer notre blason auprès de vous. Vous
êtes des moutons et, à ce titre, prévisibles. Nous vous prouverons que nous avons la capacité de tout
changer en quelques minutes. Nous vous expliquerons ce que nous attendons de vous et, une fois de
plus et comme toujours, vous le ferez.

Joe Gideon disait « it’s showtime, folks ». Le film prémonitoire de Bob Fosse dans lequel ce
personnage évoluait avait un titre traduit en français qui me semble particulièrement bien adapté aux
circonstances présentes. Il va clore ma première intervention : Que le spectacle commence !

*

Le procureur

gardait les yeux pointés sur son interlocuteur. Wilfrid ne semblait pas désarçonné et soutenait son
regard tout en répondant à ses questions :

Vous voulez savoir ce que représentait le Collier avec le chapeau ? – Il désignait Frédéric du
doigt pour préciser qu’il parlait du bijou qui était autour de son cou – Il a été choisi pour être le
symbole du vainqueur de notre Club qui a donc le droit de le porter pendant un an minimum. Lors de
notre week-end prolongé, nous en profitions pour désigner le vainqueur du duel. Il devait alors tirer
au sort un nom parmi ceux qui n’avaient pas encore concouru au titre. Le challenger avait un an pour
faire « Plus ». Les cinq autres rendaient leur verdict douze mois plus tard. Soit le challenger emportait
le Collier, soit le vainqueur de l’année précédente conservait son titre. Dans les deux hypothèses, un
nouveau tirage au sort avait lieu pour les 12 mois suivants. Quand les sept avaient concouru, celui qui
portait en dernier le Collier pouvait emporter le prix et le bonus.

Précisez nous ce qu’était le prix ?

Au début, 7 Francs. En 2000, nous avons décidé que cela allait devenir 7 euros…

Personne ne sera dupe. Vous ne pourrez jamais laisser penser que tout ce que vous avez fait,
c’était pour 7 euros tous les 7 ans ?

Vous recommencez à interpréter. Vous posez des questions et je me contente d’y répondre,
avec sincérité. Si mes réponses ne vous conviennent pas, posez des questions plus pertinentes. Je vous
ai dit que le prix était de 7 euros. Je ne vous ai jamais dit que nous agissions pour l’argent. Parmi nos
idéaux, il y avait celui d’échapper à la loi des marchés financiers. Nous voulions nous jurer que
l’argent ne serait jamais l’essentiel de notre vie. Cette mise se voulait donc symbolique et seul le
bonus comptait vraiment.

Quel était ce bonus ?

Il était double. Le choix de la thématique pour les années suivantes + le désir du gagnant !
Chacun s’engageait simplement à accepter n’importe quelle requête dès lors qu’il ne lui était
manifestement pas physiquement ou matériellement impossible de le faire. Le vainqueur pouvait
demander tout ce qu’il voulait, à un seul Membre ou à tous : Aucune limite si ce n’est notre
imagination…

*

Sophie

poursuivait sa lecture de l’article.

Voici maintenant un très bref résumé des différentes périodes vécues par les Membres du
Club.

POTACHE : Leur journal de bord stipule que le sexe sera la thématique de leurs défis. Le but est de
parvenir à réussir dans ce domaine quelque chose qu’aucun autre n’aurait été capable de faire. Un
Membre couche avec les 3 frères ou les 3 sœurs d’une même famille. Un autre s’enorgueillit d’avoir
défloré 11 étudiantes de sa faculté en moins d’un an. Un troisième parvient à avoir 191 relations
sexuelles non tarifées en six mois, soit plus d’une par jour. Le quatrième a une relation zoophile. Il en
est un qui signe un contrat professionnel pour devenir acteur pornographique sous un pseudonyme. Il
participe ainsi à 14 films sortis en salle ou en vidéo. Le sixième réussit à coucher avec 9 ministres
dont sept sont mariés. Le vainqueur de cette période a eu des rapports sexuels dans la même année
avec trois des 6 ascendants d’un Membre du Club ainsi qu’avec cinq autres personnes de sa famille en
lien direct. Parmi ses huit partenaires, 3 relations homosexuelles alors que ces personnes affichaient
une vie familiale des plus traditionnelles.

Au fur et à mesure de la lecture, des regards s’échangent et des sourires apparaissent sur leurs
visages. Chacun se souvient parfaitement de qui a fait quoi pour ces premiers défis. Ils se rappellent
aussi les preuves qu’ils devaient fournir aux autres Membres pour valider leur défi. Certaines sont
restées dans le coffre.

LUPIN: Le détenteur du Collier a fixé comme objectif à ses camarades de réaliser le cambriolage le
plus audacieux. Il précise que cela doit se faire « à la mode Spaggiari », soit sans armes, ni haine, ni
violence. Numéro 2 parvient à s’emparer d’un stradivarius, Numéro 4 de bijoux en opale noire,
Numéro 1 d’un Egon Schiele dans une collection privée, Numéro 7 d’une Aston Martin DB4GT,
Numéro 3 d’un stock de près de 5 kilos de taafféite, numéro 6 d’un exemplaire de l’édition originale
des contes de Canterbury. Numéro 5 remporte le Collier en réussissant à se procurer une corne
d’éléphant gravée du 11ème siècle. Tous ces objets ont été retrouvés à La Baraque. Les bijoux étaient
sur une poupée dans un vieux landau. Le violon était noirci par la fumée de la cheminée. Il servait à
remuer les cendres pour attiser le feu. Le tableau du peintre Autrichien avait été pendu au mur après
avoir été recouvert de graffitis. Le toit de la voiture avait été découpé à la scie et le véhicule était posé
sur des parpaings sur la terrasse devant la maison. La taaffeite était posée dans le fond de la
cheminée. Le livre se trouvait dans la bibliothèque, au milieu des bandes dessinées pour les enfants.
La corne d’éléphant trônait sur la cheminée.

Le premier avait apporté son butin comme un trophée lors de leur réunion. Les autres avaient décidé
d’agir de la même façon. Ils avaient ensuite tous émis la volonté de laisser trainer à La Baraque ces
objets d’une valeur financière incroyable. La maison pouvait aisément être la cible de cambrioleurs et
elle avait déjà été squattée. Cela les avait amusé d’imaginer qu’un cambrioleur potentiel passerait
probablement à côté d’une majorité de ces véritables trésors.

DESTROY : Le détenteur du Collier décide que le but de leur challenge sera de causer le dégât le plus
cher possible aux compagnies d’assurance ou à de puissantes multinationales. Il est essentiel que ces
actions ne causent pas de victimes humaines ou animales. Cinq péniches garées sur la Seine ont ainsi
lentement coulé dans une journée suite à un trou créé dans leur coque par un homme-grenouille… Un
musée a brulé, un immeuble en construction s’est effondré, un parc naturel a été en partie détruit par
un pyromane, un barrage a cédé suite à un attentat perpétré par une association écologique jusque-
là inconnue, un train de marchandises a déraillé… Le vainqueur s’est contenté d’intervenir auprès
d’une petite entreprise fournissant un grand prestataire. Il est parvenu à dégrader la qualité d’un
alliage. Il s’agissait de celui qui entre en compte dans la fabrication d’un organe de sécurité d’un
véhicule. Une fois prévenu, le constructeur a du suspendre toute sa chaine de production et reprendre
l’intégralité des véhicules non conformes. Le préjudice a été considérable…

Là encore, les six échangent des regards complices en se souvenant avec précision de chaque
compte-rendu effectué lors de leur réunion annuelle. La preuve apportée, conservée dans le coffre,
devait comme toujours répondre aux exigences des règles fixées : Ne pas permettre d’identifier son
auteur et ne laisser aucun doute sur le fait que celui qui la présentait n’avait pas cherché à s’attribuer
à posteriori un acte pour lequel il n’aurait en réalité rien prémédité. Parfois, ils choisissaient de ne
pas conserver cette preuve et le plus souvent, elle venait compléter leur collection dans le coffre.

BORDER LINE : Le vainqueur de la période précédente imagine un nouveau défi pour les années à
venir : Il faut flirter avec La mort ! Le but est de mettre leur propre vie en jeu. L’un d’entre eux passe
ainsi devant un radar avec sa moto à 286 km/h. L’autre traverse en apnée une grotte entièrement
sous les eaux. Le couloir à franchir est plus long de 3 mètres que son record en piscine. Un autre prend
la photo d’un tgv lancé à pleine vitesse vers lui avec un polaroïd, en se tenant entre les rails de la voie

sur laquelle circule le train. Un membre parvient à nager 15 minutes en pleine mer, dans une zone
dans laquelle évoluent 3 requins ce jour-là. Il tient fixé à sa ceinture des morceaux de viande
saignante. Un autre prend une photo en pleine nuit d’un lion dans son espace réservé dans un zoo. Le
vainqueur a réussi à son 3ème essai à prendre dans sa bouche un morceau de sucre posé sur un rocher
à l’issue d’un saut à l’élastique depuis un pont situé 46 mètres plus haut. Il avait attaché ses mains
dans son dos avant de sauter et réalisé tous les tests préliminaires avec un simple mannequin lesté.
L’une des dernières audiences a révélé que leur camarade s’est tué en 2010 en cherchant à franchir
une rivière avec son véhicule lancé à grande vitesse sur un tremplin naturel. La veuve et les enfants de
leur camarade ignoraient tout de cet enjeu et avaient toujours pensé jusqu’à cette audience que leur
mari ou père s’était suicidé, sans en comprendre la raison. La victime avait fait part de son projet à
l’un des six lors de la semaine de vacances avec les conjoints.

Les regards se tournent vers Sophie. Elle revoit Edouard tout excité d’avoir trouvé son défi et qui a
hâte de le réaliser. Il évoque James Bond et d’autres films et il s’imagine entamant ensuite une
carrière parallèle de cascadeur. Les traces sur l’autre rive laissent penser qu’il lui aurait manqué
moins de 10 cms pour réussir son coup. La voiture est retombée dans l’eau et a aussitôt coulé.
Edouard n’en est ressorti qu’entre les mains des plongeurs venus quelques heures plus tard…

*

L’avocat

jugea utile d’intervenir

Il est un point crucial : Vous êtes chargés de rendre la loi, pas de l’écrire. Et je me dois de vous
rappeler que notre loi est très claire. Il appartient au Procureur de vous apporter la preuve de la
culpabilité de chacun de mes Clients. De mon côté, je vais vous apporter une preuve formelle de
l’innocence d’un de mes Clients.

Je suis obligé de revenir quelques années en arrière. Fin 2014, « le Collier Border line » reçoit
son titre et doit décider de la thématique de l’année suivante. Le journal de bord détaille avec
précision ses exigences.

La première d’entre elles est de trouver immédiatement « Le Prisonnier » par tirage au sort
parmi les cinq autres, selon la méthode de leur choix afin d’éviter tout risque de trucage. Numéro 6
est désigné et il accepte ce soir là toutes les exigences du Collier comme cela a toujours été le cas au
sein de leur club depuis la création.

Tout d’abord, il lui appartient dans les 12 mois qui suivent de s’aménager sa cellule dans la
buanderie. C’est la seule pièce sans fenêtre de toute la maison. Elle doit le rester. Il conviendra
d’ajouter des WC et une douche et tous les éléments de confort et loisirs voulus par Numéro 6 tant
que cela rentre dans la cellule. Il faudra aussi ajouter une porte de prison. Elle comprendra un
passage pour le plateau repas. Celui-ci pourra faire office de parloir afin de permettre à chaque
membre qui le souhaitera d’aller discuter un moment avec Le Prisonnier. La porte doit aussi
comporter une trappe qui intègrera un verre dépoli. Une caméra grand angle filmera l’intérieur de la
cellule 24 H / 24 sans enregistrer les sons. Quand la cellule sera plongée dans le noir, la caméra
basculera automatiquement sur le mode adapté. Le verre dépoli doit suffisamment déformer l’image
pour empêcher toute identification de Numéro 6 par sa morphologie. Le grand angle doit couvrir
l’intégralité de la cellule pour garantir que Numéro 6 est bien resté à l’intérieur de sa cellule tout au
long de chacun des longs week-end à venir pendant 5 ans. Il appartiendra à Numéro 6 d’arriver avant
le 1er membre pour entrer dans sa cellule. Le 2ème membre qui arrivera fermera la porte et
enclenchera la caméra. A la fin du week-end, la porte sera ouverte pour la 1re fois depuis 3 jours et la
caméra sera arrêtée. Numéro 6 sortira de sa cellule pour quitter aussitôt La Baraque.

Ensuite, numéro 6 ne doit jamais chercher à savoir ce que font les autres pendant son
incarcération. En retour, les autres ne devront jamais aborder avec lui, ni pendant le week-end, ni au
cours des vacances, ni à n’importe quel autre moment la thématique choisie par « Le Collier Border
Line ».

Enfin, si numéro 6 se retrouvait interrogé par les autorités sur son emploi du temps pendant
ses périodes de captivité, il devra déclarer qu’il était bel et bien « Le Prisonnier » du groupe. Il est
informé que le Collier demande à chacun des autres de mentir en faisant la même affirmation. Il se
l’impose également à lui-même.

Ultime point : Dans la mesure où l’identification du Prisonnier doit être impossible pour toute
personne de l’extérieur, il est convenu que chaque appel des conjoints ou autres proches devra
aboutir au même rituel : Se déshabiller rapidement, aller dans son lit et rappeler à ce moment-là. Le
Prisonnier agira de la même façon de sorte que les conjoints, s’ils venaient à être interrogés, ne
puissent pas indiquer, témoin potentiel à l’appui, que leur moitié était en compagnie d’une autre
personne au moment de leur appel, ou à table en train de jouer aux cartes avec trois ou quatre autres
membres. Un tel témoignage risquerait alors de fournir une indication sur Le Prisonnier, ou de limiter
le nombre de ceux qui peuvent prétendre l’être.

Que ce soit pour 2015, pour 2016, pour 2017, pour 2018, pour 2019 il y avait dans le coffre un
enregistrement qui apporte la preuve qu’un des six membres du club a bel et bien passé chacun de ces
week-end dans une cellule.

C’est pour cette raison qu’il n’y avait que cinq gants Hulk sur la vidéo que vous venez de voir.
Cette vidéo présentée par l’accusation comme accablante est précisément celle que vous devrez avoir
à l’esprit au moment de rendre votre verdict…
*

Numéro 3 de 2015

se souvenait bien de Pierre Louis et de sa relation avec Sophie. Ils avaient passé ensemble quelques
vacances et il retrouvait des éléments de sa personnalité dans la façon de raconter leur histoire.
Chaque paragraphe évoquait pour lui des souvenirs de ces week-end au cours desquels chacun
découvrait ce qu’un des leurs avait réussi à faire tandis que leurs conjoints, enfants, parents et amis
les croyaient occupés à jouer aux cartes.

Il sourit intérieurement en se remémorant leur organisation quasi militaire justement quand
un conjoint cherchait à joindre sa moitié. Les réactions étaient toujours les mêmes. A l’époque du
téléphone satellite, un autre membre du groupe venait perturber la conversation. Quand les appels
en mode vidéo sont devenus possibles, un jeu de cartes trainait toujours sur la table entre les repas.
Aussitôt chacun se servait et, là encore, il était essentiel de déranger celui qui téléphonait. Tout cela
se faisait sur le ton de la plaisanterie. La stratégie était très efficace car les conjoints se sont vite
lassés d’être ainsi privés de toute intimité au téléphone et ont espacé leurs appels. Le groupe pouvait
alors se consacrer plus facilement à l’analyse des duels, des preuves apportées et à la rédaction du
journal de bord.

La voix de Sophie le sortit des pensées dans lesquelles il venait de se plonger. La lecture de
l’article se poursuivait…

ULTIMA : Une fois le prisonnier désigné et écarté du groupe, « Le Collier » demande à chacun de
réaliser un crime parfait. S’il est réussi, son auteur ne doit pas être inquiété et doit donc être en
mesure d’amener la preuve de son action lors de la réunion annuelle. Afin de s’assurer de l’implication
de chacun, « le Collier » leur explique la cérémonie qui ouvrira leur prochaine réunion. Il se chargera
de choisir et amener une personne assez âgée, un marginal vivant dans la rue depuis plusieurs
années.

Effectivement, il vient 12 mois plus tard avec un sans domicile fixe à qui il a fait miroiter un repas
inoubliable. Les premières images de la vidéo qui dure au total moins de 3 minutes ont eu le son
coupé afin de ne pas pouvoir identifier les autres convives, par souci de protection de l’identité du
Prisonnier. Elles montrent le pauvre homme qui boit beaucoup de vin. Il finit par s’assoupir à table.
Les images suivantes le montrent ligoté sur un lit et bâillonné. Il est entièrement nu et il ne peut
même pas bouger sa tête. Seuls ses yeux témoignent du fait qu’il est en vie au début de
l’enregistrement. Sur son torse, est placée une grosse poche transparente contenant ce qui semble
être de la peinture rouge. Sans interruption d’image, la caméra est ensuite posée sur la table de nuit,
suffisamment loin pour permettre de voir le corps sur le lit. L’angle de la caméra n’a pas été choisi par
hasard. Tout au long du plan, il n’est toujours possible de voir que les mains des personnes présentes,
toutes recouvertes par le même gant : Un jouet pour adulte représentant la main verte du géant Hulk.
6 couteaux absolument identiques avec une longue lame sont présentés face à la caméra. Cinq parmi
eux sont des accessoires pour une pièce de théâtre avec une lame rétractable. Le 6ème n’est
manifestement pas un jouet : Les images le montrent s’enfonçant facilement dans la porte en bois de
la chambre. Les six couteaux sont posés sur une table puis recouverts par une serviette. La même
scène se reproduit alors 4 fois de suite. Une main verte se glisse sous la serviette et semble remuer les
couteaux. Ensuite, cinq mains vertes prennent chacune un couteau et viennent se positionner au
dessus du corps attaché. Les mains s’abattent toutes en même temps en direction de la poitrine de
l’homme, vers son coeur. La poche transparente explose littéralement dans un geyser de couleur
rouge. Une main enlève le sachet crevé faisant s’écouler le reste du liquide. La caméra est soulevée
avec l’objectif tourné au dessus du corps. Une plaie profonde apparait. Du sang s’en écoule. La
caméra s’immobilise ensuite au-dessus du visage de l’homme allongé. Ses yeux commencent à se
fermer. Il tente à deux reprises de les ouvrir, mais cela parait au-dessus de ses forces. Un voile semble
passer devant son regard qui devient fixe. Une main verte passe devant ses paupières qui se
retrouvent closes. Fin de la vidéo.

Le corps du pauvre homme sera retrouvé dans une tombe, sous un châtaignier, à l’endroit exact
indiqué lors de l’audition commune qu’ils n’ont eu de cesse de réclamer à la justice à compter du
moment où ils se sont livrés….

Maitre Dupi Moretton

avait trouvé sa cible : Jérémy. Il savait que c’était le prénom du jeune homme. Il le fixait droit dans
les yeux :

Il n’y a aucun doute sur le fait que l’homme était vivant au début de l’enregistrement. Le médecin
légiste est formel. Son autopsie atteste que le coup de couteau porté ce jour là lui a été fatal. S’il y a
victime et s’il y eu meurtre, c’est qu’il y a un assassin parmi mes 6 clients. Votre rôle est de le
condamner. A la peine qu’il mérite. Aussi surprenant que cela puisse vous paraitre, mon sens de la
justice m’amène à un sommeil paisible quand je sais qu’une personne coupable est à sa place,
derrière les barreaux, pour le temps mérité en fonction du crime commis. Et ce même sens de la
justice guide le combat de ma vie : Eviter qu’un innocent soit condamné à la place d’un coupable. Et
c’est aujourd’hui bien plus qu’un rôle, c’est votre responsabilité de ne pas condamner une personne
innocente.

Vous restez focalisé sur le fait qu’il y a au moins un assassin et il vous paraitrait, à ce titre, illégitime
qu’aucune personne ne soit condamnée pour ce crime ?

Et si vous veniez à apprendre qu’il était prévu que le vrai couteau reste sous la serviette ? Que ce qui
ne devait être qu’un spectacle a mal tourné par erreur d’un d’entre eux qui se serait saisi du mauvais
couteau par inadvertance ? Doit on condamner à perpétuité, à mort une personne qui croyait
simplement participer à une blague de mauvais goût ?

Et si vous veniez à apprendre que l’un d’entre eux a donné une mauvaise indication à l’un de ses
camarades concernant le couteau à prendre ? Appliqueriez-vous la même peine si vous aviez la
certitude que cette erreur était volontaire ou involontaire ? Le coupable serait-il alors celui qui a
planté le couteau ou celui qui l’a induit en erreur ?

Et si vous veniez à apprendre qu’ils ont par exemple convenu que celui qui aurait l’as de pique dans
son jeu se saisirait du vrai couteau ? Les autres membres du club pensaient sans doute que la
personne ne franchirait jamais le pas en comprenant bien qu’il s’agissait d’une simple provocation,
comme lorsque des enfants font un « cap ou pas cap » !

Quel statut souhaitez vous aussi donner aux 4 autres ? Des complices ? Pourtant, ils se contentent de
donner un coup avec un couteau inoffensif et rien ne prouve qu’ils savaient ce qui allait se passer ?

Alors, si vous n’êtes plus autant persuadé qu’il y a un assassin, je vais vous dire la seule certitude que
vous pouvez avoir : Parmi les 6 personnes devant vous, il en est une qui est totalement innocent : Le
Prisonnier. Il n’a jamais su ce qui se préparait. Il n’était pas avec eux quand cet homme est arrivé.
Personne ne lui en a parlé. Il n’a pas participé à l’enterrement du corps. Il a découvert tout ceci
exactement comme vous : Il ne peut donc même pas être soupçonné de complicité. Vous ne pouvez
tout de même pas condamner un homme innocent pour un crime commis par un de ses amis…

*

Le Procureur

insista sur le fait que la lecture du journal de bord apportait des informations importantes sur les
dernières exigences du Collier « border line » : celui-ci introduit deux nouvelles données dans ce
qu’ils considéraient tous comme leur challenge.

Leur acte devrait dorénavant être réalisé durant les huit à dix jours de vacances à venir avec les
conjoints. Bien entendu, il était essentiel pour leur couverture qu’aucun des dits conjoints ne puisse
avoir conscience de rien. Le Prisonnier devait également être tenu à l’écart de toute conversation
entre des membres à ce sujet.

Leur deuxième décision fut d’imposer les cinq futures destinations pour les vacances. Les deux
derniers voyages organisés par Edouard avaient eu comme point d’orgue la visite du Taj Mahal et le
Colisée à Rome, deux des sept nouvelles merveilles du monde. Edouard rêvait de toutes les
découvrir. Pour lui rendre hommage, le Collier décida donc que les voyages devraient être organisés
autour des cinq merveilles restantes. Il choisit d’effectuer un tirage au sort afin de permettre à
chacun de connaitre son ordre de passage, tant dans l’organisation des vacances à venir que dans la
préparation, s’il ne souhaitait pas l’improviser sur place, de sa future action. L’organisateur du
voyage n’était pas nécessairement celui qui devrait réaliser son action au cours du séjour.

*

Wilfrid

avait eu l’habitude à l’époque où il était à la Crim de se faire ce qu’il appelait ses « fiches mémoire » :
Elles concernaient soit des situations, soit des personnes, soit des scènes de crime… Quand son esprit
l’amenait sur le sujet concerné, il retrouvait sa fiche avec les points qui lui avaient alors paru
importants. Il avait toujours conservé cette habitude, jusque dans sa vie privée. Il se livrait pour
l’instant à l’exercice autour des actions réalisées de 2015 à 2019 :

2015 : Séjour à Pétra et en Israël : Les analyses ADN ont rendu leur verdict. Le sang retrouvé sur la
lame du tournevis aiguisé comme un couteau, qui se trouvait sur la cheminée de La Baraque, est bien
celui de l’une des 4 victimes de Jordanie. La presse locale avait surnommé le tueur en série « le
poinçonneur » suite au coup fatal porté dans la carotide de chacune des victimes au cours des cinq
jours pendant lesquels les crimes se sont succédés.

2016 : Voyage à Rio et sur la côte est du Brésil : Un petit camescope a permis d’enregistrer des
sachets de mort aux rats vidés dans une immense marmite de professionnels contenant de la sauce.
On voit une cuillère qui mélange et, dans le même plan, un élément d’identification du traiteur. Un
article de journal indique que cette entreprise est mise en cause dans l’intoxication alimentaire ayant
touché de très nombreux clients de l’un des plus grands hôtels fréquentés par les touristes : Bilan 17
morts… A noter la présence d’un sachet de mort aux rats sur la cheminée de La Baraque.

2017 : Voyage au Machu Picchu et en Equateur : Des photos montrent une partie des membres du
Club devant un autobus rangé sur un parking. Ce même autobus finira dans un ravin trois heures plus
tard causant la mort du chauffeur et de 19 passagers, ainsi que plusieurs blessés. Le journal de bord
mentionne un sabotage avec une simple pince coupante et quelques notions autour de la mécanique
et des systèmes de freinage. L’enquête menée au Pérou n’a jamais évoqué une telle piste car le
chauffeur présentait un taux d’alcoolémie assez élevé. La pince coupante est sur la cheminée de La
Baraque.

2018 : Séjour au Mexique : Après la visite de Chichen Itza, le groupe s’est posé pendant 5 jours à
Cancun. Ils ont passé une soirée au Coco Bongo, club le plus fréquenté de la ville. L’un d’entre eux
s’est procuré de l’eau oxygénée, de l’acétone et de l’acide. Avec un simple masque pour se protéger
des émanations, et en moins d’une heure, il a fabriqué une petite dose de peroxyde d’acétone, mieux
connu sous son acronyme anglais TATP. Il lui a ensuite suffi d’aller voir un commerce de matériel pour
feux d’artifices pour y acheter deux détonateurs pyrotechniques dont un est resté à titre de souvenir
sur la cheminée de La Baraque. L’explosion s’est produite au moment où le groupe était en train de
quitter la boite de nuit. Le show était terminé depuis plus d’une heure et les touristes remplissaient
encore l’établissement. Les victimes de la grenade artisanale ont été au nombre de 5. Il y en a eu 73
de plus par étouffement quand tous les clients ont voulu rejoindre l’extérieur de l’établissement, au
dessus des galeries marchandes ou directement dans la rue par les issues de secours. De nombreuses
personnes ont chuté dans les escaliers et sur les différents niveaux autour de la piste de danse et se
sont fait piétiner lors du mouvement de panique qui s’en est ensuivi.

2019…

Wilfrid se demanda comment constituer sa fiche mémoire. Ils s’étaient livrés aux autorités avant
leur réunion 2020 et il n’avait donc aucune image d’un trophée sur la cheminée de La Baraque.
Lequel aurait le mieux convenu ? Non, c’était un mauvais début de fiche. Il devait penser au voyage
en lui-même.

Ils avaient vu l’avant-veille la 7ème et dernière nouvelle merveille du monde. Elle était fascinante, et
comme les six autres, faite de la main humaine, achevée avant l’an 2000 et elle se trouvait
effectivement dans un état de préservation plus qu’acceptable. Ces critères étaient les trois qui
avaient été fixés avant que chaque pays ne fasse sa présélection d’une cinquantaine de
« constructions » emblématiques, quelle que soit l’époque de réalisation. Sur les 177 retenus en
2005, la liste avait été réduite à 21 début 2006 avant d’aboutir aux fameuses 7 finales. Wilfrid se fit la
réflexion que, comme pour les 7 nains, il était toujours difficile de les citer sans en oublier une ! Il
s’égarait, sa fiche allait devenir confuse…

En deux jours de route vers le sud, ils avaient fait plus de 1000 km et cela représentait à peine la
moitié du chemin vers la prochaine grande étape de leur destination. La ville des dix mille
millionnaires !

L’organisateur du voyage avait décidé qu’ils voyageraient par la route pour découvrir au plus prêt le
pays. Il leur avait fait part de son point de vue : ils étaient tous désormais habitués, et presque blasés
par les vols en jet privés. Le minibus leur permettait de se retrouver tous ensemble tout au long de la
journée. Effectivement, ce voyage avait une saveur particulière.

Leur ville étape était dans une province retirée. L’organisateur avait pris contact avec un collègue de
travail de Loïc, venu en France une fois et ayant reçu son homologue deux fois dans sa propre
maison. L’homme avait pris soin de leur réserver leur lieu de résidence pour la nuit : Il s’agissait de
l’une des plus belles maisons de la ville. Il s’était occupé de toute la logistique de leur court séjour,
leur réservant plusieurs surprises : Lors de leur soirée dans le restaurant le plus réputé de la région,
au moment du dessert, un acteur local s’exprimant très bien en français leur avait conté l’histoire,
vieille de plus de 1600 ans, des amants papillon. Les amis avaient ensuite compris pourquoi leur
guide avait insisté pour avoir un entretien avant leur départ avec chacun d’entre eux pendant près de
30 minutes. L’homme leur avait posé différentes questions dont certaines assez intimes. Ils en
avaient alors tous été surpris ne comprenant pas bien le sens de la démarche de l’organisateur du
voyage. Leur guide leur expliqua qu’il avait eu besoin de ce délai pour leur préparer un philtre
d’amour des amants papillon, selon la recette ancestrale. Afin qu’il produise l’effet voulu, il convenait
de respecter scrupuleusement quelques instructions précises. Il fallait faire bien attention à être le
seul à sentir son propre flacon. Ils devaient y retrouver l’odeur qui avait marqué leur enfance, celle-là
même qu’ils avaient mentionné au guide quelques semaines plus tôt. Ils devaient ensuite veiller à
ce que personne d’autre ne puisse toucher leur flacon pendant 12 heures, sous peine d’apporter le
malheur sur l’amour de leur vie. Ils devaient enfin le boire dans les 12 heures qui suivaient sans que
personne ne puisse en être témoin. Il allait maintenant remettre à chacun son propre flacon en lui
disant un message à l’oreille qu’ils devraient impérativement garder pour eux. La scène avait été
filmée par tous : Chacun recevait son flacon qui ressemblait à celui du voisin : Transparent avec un
liquide ambré. Le guide marmonnait quelques mots à l’oreille du bénéficiaire. Ils étaient inaudibles
pour les autres. Enfin, il tapotait amicalement sur l’épaule de la personne avant de passer à la
suivante. Le tour de table avait duré moins de deux minutes. Au fur et à mesure, chacun était
émerveillé en ouvrant son flacon par la pertinence de l’odeur qui correspondait exactement au
souvenir enfoui. A la fin de la distribution, leur guide fit un très bref discours :

Mon ami Loïc m’a demandé d’exaucer le vœu le plus cher de chacun de vous. C’est pour cela
que je vous ai appelé par téléphone il y a plusieurs mois. Vous avez tous votre rêve secret. En vous
remettant ce flacon, je vous permets de le concrétiser. Si vous respectez bien mes consignes, il se
réalisera au-delà de vos espérances. J’ai découvert Astérix lors de mon voyage en France et j’espère
donc être votre Panoramix. Vous préparer ma potion magique m’a demandé beaucoup de temps et
de volonté. Mais cette soirée passée avec vous est une belle récompense. Je serai heureux d’être
encore avec vous demain pour vous faire découvrir d’autres merveilles de notre pays. Que vos rêves
se réalisent.

D’assez bonne heure, ils l’avaient retrouvé et suivi à pieds dans l’immense ville. Ils avaient traversé
un marché, passant d’un stand à un autre, goutant au gré de leurs envies différents mets, achetant
ceux dont la saveur leur plaisait. Ils s’étaient tous retrouvés devant une grande table sur laquelle
différents aliments étaient exposés. Aucun d’eux ne connaissait la moitié des produits ainsi
présentés. Leur guide avait traduit ce que disait le marchand qui leur présentait sa spécialité :
Chaque partie était bonne. La chair tendre et délicate soignait notamment les rhumatismes. Le sang
était indiqué pour favoriser la circulation sanguine. La bile avait des effets positifs sur la vue. Leur
guide semblait très érudit et les faisait bénéficier d’un cours magistral de biologie. L’animal était le
dernier représentant de son espèce, de la famille des Pholidotes.

Ils avaient été nombreux ce jour là à demander au marchand l’autorisation de filmer son étal. Celui-ci
l’avait accepté de bon cœur et s’était amusé du fait que toutes les personnes possédaient
exactement le même téléphone portable qui leur faisait office de caméra, le plus haut de gamme.
Vanessa avait rougi quand ils l’avaient tous remercié. Les six savaient que cela restait surtout leur
meilleure garantie d’immunité pour toutes les images retenues. Impossible avec l’enregistrement de
retrouver le portable source.

Sur le chemin du retour vers leur résidence, Wilfrid s’était retrouvé à l’écart du reste du groupe et
sans son conjoint. Un des membres du club était venu à son hauteur. Il se souvenait avec précision
des 4 mots prononcés à voix basse :

– A moi le Collier !

Wilfrid venait de trouver le trophée qui aurait eu toute sa place sur la cheminée : Le flacon au liquide
ambré…

*

Le Procureur

ne voulait surtout pas laisser le moindre doute s’immiscer dans l’esprit des jurés. Il se tut pendant
quelques secondes afin de susciter de la curiosité. Il obtint l’effet escompté et poursuivit son propos :
Le Club des Toujours + n’usurpe pas une seule chose : Son nom. Ils n’ont eu de cesse de faire
de l’inflation. Vous devez garder à l’esprit que toutes les informations auxquelles vous avez eu accès
depuis le début sont relatives à ces six seuls individus, s’il est considéré que la situation du 7ème n’est
désormais plus une préoccupation. Il y a longtemps que ce ne sont plus des adolescents, et ils ne
peuvent s’en sortir indemnes alors qu’ils ont toujours agi en conscience et en pleine possession de
leurs moyens intellectuels. Quand vous regardez l’un d’entre eux, il est de votre responsabilité de
penser à toutes celles et tous ceux que leurs proches ne verront plus jamais : Les 4 morts de Jordanie,
les 17 morts du Brésil, les 19 du Pérou, les 78 du Mexique…

Il marqua volontairement une pause assez longue. Il voulait que son ton soit solennel et il attendait
que sa déclaration soit déjà perçue par les jurés comme une sentence. Ainsi, il leur paraitrait logique
d’en prononcer une qui soit exemplaire.

Vous savez que Loic Thoural est l’un des plus éminents spécialistes Français, reconnus au
niveau international pour la qualité de ses travaux, évoluant dans la sous-unité dédiée à
l’expérimentation animale au sein du laboratoire P4 Jean Mérieux à Lyon. A ce titre, il est l’une des
cinq personnes habilitées à l’ouverture du coffre contenant toutes les souches de virus. En novembre
2019, il partait avec ses amis et leurs conjoints à la découverte de la grande muraille de Chine. A la
mi-novembre, ils profitaient d’une étape de leur voyage pour permettre à M Thoural d’aller saluer M
Heung, autre spécialiste dirigeant une équipe au laboratoire P4 de Wuhan et disposant, lui aussi, d’un
accès au coffre. Les 2 scientifiques partageaient depuis quelques années déjà leurs résultats autour
des expérimentations sur les chauve-souris.

Vous avez eu la preuve par l’image. Une personne, pour l’instant toujours non identifiée, a
inséré le contenu d’une seringue dans un pangolin dans le marché aux poissons d’Huwan à la mi-
novembre 2019.

Le monde entier connait les conséquences de cet acte… Nous ne sommes plus sur 4, 17, 19 ou
78 morts. Seuls quelques dirigeants politiques, comme par exemple Hitler ou Staline, peuvent
prétendre avoir fait + de victimes. Ils ont eu besoin pour leur sinistre besogne d’une armée et de toute
la puissance d’un Etat. Nous sommes ici devant un crime commis par un simple citoyen. C’est le plus
grand criminel de toute l’histoire de l’humanité et vous ne pouvez tout simplement pas être acteur de
sa libération. Cela équivaudrait à lui donner un blanc-seing pour tenter une nouvelle action puisqu’il
n’aurait pas eu à répondre finalement de celle-ci. S’il parvenait alors à recommencer, vous
deviendriez responsables de ses actes. Voilà aussi pourquoi vous devez agir pour le neutraliser…

Votre décision doit être de transformer le bouclier qu’ils ont construit pour se protéger en

moyen de preuve de leur préméditation afin qu’il se retourne contre eux et cause leur perte.

*

Vanessa

prit une profonde inspiration. Le moment était venu. Elle songea aux procès qui avaient eu le plus de
retentissements dans l’histoire de la justice : Jésus, Socrate, ceux de la révolution Française, Dreyfus,
Eichman, Petiot, Landru et plus récemment le procès de Palerme, ceux de Clinton, Michael Jackson,
Strauss-Kahn, O.J Simpson, Pistorius, Madoff, Kerviel, l’affaire autour du petit Grégory… Elle savait
que leur procès pulvérisait tous les records d’audience et de publications dans la presse.

Leur avocat avait fait son job. Il lui appartenait maintenant de se montrer à la hauteur des attentes
de ses amis. Elle se lança :

Une heure, à trente secondes près, sans que je ne récite et sans que je ne regarde une seule
fois ma montre, ce sera mon temps de parole.

Pendant ce laps de temps, j’obtiendrai notre acquittement. A la fin de mon discours, le jury se
réunira pour délibérer. Ils ne parviendront pas immédiatement à s’accorder car le délai d’acceptation
d’une situation varie d’un individu à l’autre. Néanmoins, dans la nuit, un consensus se fera. Demain
matin, après l’énoncé du verdict, et comme l’un des membres l’avait prévu il y a bientôt 7 ans
maintenant, nous sortirons libres de cette salle.

Les faits sont une chose. Leur interprétation en est une autre. Comme j’ai limité mon temps de
parole, je vous invite pour mieux comprendre cet aspect à retrouver sur internet la morale taoïste du
paysan chinois « chance ou malchance, je ne sais pas.. ».

Vous avez entendu beaucoup de choses sur nous depuis quelques semaines. Voici maintenant
certains points sur lesquels je vais vous demander de réfléchir :

Premier point : Nous sommes devant vous par notre seule volonté : Nous nous sommes livrés tous les
6 et avons expliqué le fonctionnement du club « caché ». Tout ce que vous savez, pensez savoir au
sujet de notre club « caché » vient des informations communiquées par nos soins.

Deuxième point : Nous six avons des conjoints, des enfants, des parents, des frères et sœurs… Autant
de proches qui ne soupçonnaient rien autour de notre club « caché ». Chacun de nous doit gérer et
devra gérer ensuite ses relations avec ses proches. Cela a été, et sera sans nul doute, le plus difficile.

3ème point : Aucun de nous six n’a jamais été lié dans la moindre affaire criminelle. Aucune force de
police n’était en train d’enquêter sur nous. Nous aurions donc pu aisément poursuivre nos
agissements.

Ces 3 points sont essentiels car ils permettent de mieux comprendre notre détermination à
respecter nos engagements pris au sein du club « caché ». Cessez de nous voir comme des accusés
devant répondre de leurs actes et prenez conscience que ce procès n’est rien d’autre qu’un élément
planifié depuis bien des années. Nous ne subissons rien. Nous avons juste souhaité obtenir la plus
grande audience possible. Avant que je ne vous dise ce qui va se passer à court terme, je vais
maintenant vous expliquer ce qui s’est passé entre nous ces 30 et quelques dernières années :

Moi-même et Frédéric nous sommes retrouvés mariés parce que l’un de nous 2 avait gagné le
Collier et a exigé ce prix de la part de l’autre en précisant que notre couple devait veiller à donner
l’apparence du bonheur, devait dormir dans la même chambre quand ils étaient dans la même
maison. Le divorce était interdit. Les relations sexuelles n’étaient pas obligatoires car la personne à
l’origine de la demande avait la conviction que la vie commune et le temps passé ensemble
amèneraient inéluctablement l’autre à succomber à son charme.

A l’époque de cette requête, la personne demandée en mariage était engagée dans une relation,
connue de tous, avec un autre membre du groupe. Cette relation s’est poursuivie après le mariage,
encore une fois au vu et au su de tous. Cela a généré des tensions au sein du groupe, expliquant une
partie de la situation présente. Je dis une partie car, pour nous six, toute cause ou conséquence est
multifactorielle.

Je vais maintenant vous raconter 2 histoires : Une très jolie et une autre qui l’est beaucoup moins.
Les actes dans ces 2 versions sont exactement les mêmes. Il n’y a pour les différencier que les
intentions qui diffèrent…

La version « sombre » sera très courte. C’est celle connue d’une immense majorité aujourd’hui. Six
gosses de riches ont créé un club à la con pour s’amuser. Ils ont basculé dans des délits mineurs puis
ont commis des crimes abjects, jusqu’à cet incroyable aveu d’avoir volontairement lancé le covid 19.
Leur seule tentative de défense a été de raconter une fable incroyable au jury pour espérer obtenir
leur clémence. Les partisans de cette théorie proposeront parfois quelques variantes : Le Collier
deviendra le super-méchant de l’intrigue. Il veut à tout prix conserver son titre obtenu pendant la
période border line, mais cela ne lui suffit même pas. Il a un égo surdimensionné et souhaite devenir
le plus grand tueur de tous les temps. Il attend que ses crimes soient connus de tous. Cerise sur le
gâteau, il veut être jugé et présenté devant une cour et en ressortir libre. Le Club est à ses yeux le
support idéal pour accomplir ce qu’il considère comme une œuvre…

Xavier

appréciait la prestation de Vanessa. Elle lui avait offert la primeur de certains éléments clés de son
argumentation afin de recueillir son impression sur leur impact auprès du jury. Il lui avait finalement
fait peu de suggestions, lui faisant part de sa pleine confiance en sa plaidoirie, et il avait conclu en
riant qu’elle n’en ferait de toute façon qu’à sa tête, quoiqu’il lui dise. Il se concentra à nouveau sur ce
qu’elle disait.

L’autre version est plus longue : Pouvez-vous imaginer une bonne intention qui démarrerait par
des meurtres de personnes innocentes de tout crime ?

C’est le projet du Collier qu’il soumet à quatre de ces cinq amis en 2015, après avoir procédé au
tirage au sort pour désigner Le Prisonnier. Il le leur expose en précisant qu’il se sent incapable de le
porter sur ses seules épaules. Leur soutien lui permettra de le mener à terme. Chacun d’eux allait
devoir tenir son rôle, y compris le moment venu Le Prisonnier. Le fait d’être 6 allait être le meilleur
gage de longévité du symbole qu’ils allaient incarner quelques années plus tard si le plan du Collier se
déroulait comme il le prévoyait.

Le Collier aidait depuis plusieurs années une association de soutien aux plus démunis. Il consacrait
un soir par semaine à leur servir à manger et à discuter un moment avec eux. Il s’était lié d’amitié
avec l’un d’entre eux et avait pris en charge les frais de santé liés à son cancer. Les médecins l’avaient
informé que le protocole établi avait dépassé toutes leurs espérances et qu’il pouvait considérer que
la guérison était définitive. Hélas, les années dans la rue avait durement affecté son organisme. Le
corps médical estimait son espérance de vie à une durée comprise entre cinq et dix ans. Le Collier lui
avait alors permis de réparer certaines erreurs de son passé. L’homme en avait été transformé et il
avait voulu à son tour faire quelque chose qui change la vie du Collier.

Au moment de cette annonce, le Club était en pleine période Border Line. Le Collier n’avait pas
encore obtenu son titre et le journal de bord l’appelait Numéro 2. Il se sentait en pleine phase
existentielle et admirait la sagesse du sdf et son recul sur sa propre vie. Les deux hommes passèrent
beaucoup de temps à parler du sens de la vie. Numéro 2 respecta son vœu de silence sur le Club caché
mais leurs actions lui parurent soudainement futiles. Il se demanda s’il était bipolaire. Parfois, il se
sentait exalté par ce que lui avait apporté le Club et, aujourd’hui, cela aurait presque eu tendance à le
déprimer. Le sdf considérait que sa vie entière avait manqué de sens et il aimait l’idée d’en chercher
un à sa mort. Le plan de Numéro 2 naquit au cours de l’une de ces discussions. Toutes les suivantes lui
permirent de l’améliorer jusqu’à ce que son ami le supplie presque d’oser le réaliser en l’assurant de
sa participation.

Numéro 2 devait tout d’abord emporter le Collier. Il a mis sa vie en jeu avec le saut à l’élastique et
cela lui a permis d’obtenir le résultat escompté en 2014…

Il explique alors à ses amis l’action qu’il réalisera en 2019 et les conséquences prévisibles. Il leur
présente sa vision globale, comprenant aussi la notion de ce qu’il qualifie « d’équilibrage de la
culpabilité ». Ses amis doivent à leur tour préparer ou improviser une action dont la réalisation
aboutira au décès de victimes totalement innocentes, qui se seront simplement trouvées là, le
mauvais jour au mauvais endroit. En aucun cas, ils ne devront ensuite tenter d’apporter le moindre
soutien à un proche de la victime. Ils doivent continuer de viser l’excellence de leur action afin que la
dernière étape de son plan ait l’impact attendu. Enfin, il attire leur attention sur deux points : Son
projet ne leur demande aucun sacrifice qu’il ne s’impose aussi à lui-même, y compris sur un plan
familial. Par ailleurs, maintenant qu’ils lui ont laissé exposer le déroulé complet de ce qu’il envisage
de réaliser, il souhaite transformer cette idée personnelle en projet commun. Il renonce donc à leur
imposer quoique ce soit par le biais du Collier, mais il soumet son plan au vote en précisant que seule
l’unanimité, Le Prisonnier mis à part, l’enclenchera. S’ensuivent neuf heures de débats, d’échanges de
points de vue, d’argumentations diverses jusqu’à ce que les cinq amis décident de se lancer ensemble.
Ils procèdent alors aux deniers tirages au sort pour déterminer l’ordre des destinations de2015 à
2018, l’organisateur du voyage ainsi que celui ou celle qui devra y réaliser son action, qu’elle soit
improvisée ou préparée à l’avance, comme celle du Collier qui dispose donc de 4 ans devant lui pour
régler les derniers détails pratiques de la mise en œuvre de son action.

Je vais maintenant vous dévoiler ce qui va se produire quand vous aurez prononcé l’acquittement.
Nous disparaitrons un certain temps avant d’entamer la 2ème phase de notre plan : Notre retour sur le
devant de la scène.

Chacun de nous apparaitra à tour de rôle à différents endroits sur la planète, là où il y a des
problèmes bien connus de tous qui peuvent se régler, sans violence, mais simplement avec de l’argent
et une volonté politique, locale comme internationale. Notre présence sera le signe de notre attente
d’une mobilisation de tous pour stopper des fléaux et leur contingent annuel de victimes : 10 millions

pour la malnutrition dont 3 millions d’enfants de moins de cinq ans. 1 million à cause du Sida qui a
déjà cumulé + de 40 millions de morts depuis son apparition. 2 millions à cause de l’absence d’accès à
l’eau potable qui concerne + de 2 milliards de personnes. Hélas, la liste est longue et si nous n’avons
nul macabre décompte quotidien aux journaux télévisés pour ces victimes, elles n’en sont pas moins
réelles… Et nous l’avons tous accepté !

Avec le covid 19, nous avons obtenu la démonstration attendue : L’argent qui n’était pas là est
soudainement arrivé par milliers de milliards. Pourquoi ? Parce qu’aucun dirigeant d’une puissance
économique mondiale n’aurait pu tenir sa place s’il avait cherché à expliquer à sa population qu’il
n’avait pas les moyens de la protéger du covid 19. Aucun habitant d’un pays riche n’aurait accepté
l’idée qu’il puisse amener son fils ou sa fille, son frère ou sa sœur, son père ou sa mère à l’hôpital et
qu’il lui soit répondu qu’il n’y avait plus une seule place disponible en réanimation.

Notre présence sera le signe de la première impulsion du changement. Les médias auront la
responsabilité d’exposer les moyens à mettre en place. Les pantoufles sortiront de leur silence pour
faire pression sur leurs dirigeants qui seront chargés de réunir les fonds nécessaires…

Nous nous sommes posés une question : Pourquoi, à cause de la présence d’un seul d’entre nous,
tous ces gens qui n’ont pas fait le nécessaire pendant des années se mettraient-ils soudainement à
agir ? Nous avons bien réfléchi et eu la conviction que le moyen le plus efficace était le chantage.
Voici celui que nous avons élaboré…

Loic

sourit à Vanessa pour l’encourager. Elle lui avait demandé de vulgariser ses propos, de faire court,
simple et synthétique… Plus court encore… toujours plus court ! Il en était alors arrivé à lui proposer
une image qu’elle présentait aujourd’hui devant le monde entier :

En terme de puissance et dangerosité, voyez la fiole qui contenait le covid 19 comme un pétard.
La fiole numéro 2 contiendrait serait une grenade, la numéro 3 une mine, la numéro 4 une torpille, la
numéro 5 Hiroshima et la numéro 6 serait plus puissante que Tchernobyl et Fukushima réunis. D’après
des calculs scientifiques, la population humaine serait réduite à moins de 1 milliard dès la fiole
numéro 4, à moins de 100 millions dès la numéro 5 et à moins de un million pour la dernière : Les
ermites, les purs collapsologues, ceux qui traversent l’atlantique à la rame, les cosmonautes partis
pour un long voyage peuvent espérer s’en sortir… Il est assez facile d’imaginer que leur vie deviendra
sera des plus austères… s’ils parviennent à se tenir à distance de tous les lieux qui auront eu une trace
de contamination.

A partir de notre libération, la population, et par effet boule de neige un peu plus tard les
Dirigeants qui devront être amenés à prendre position face à la pression de leur opposition dans les
pays où il y en a une, se divisera en trois parties. La première regroupera toutes les personnes qui ne
se sentiront pas du tout concernées. Ceux qui restent se répartiront en deux catégories :

Celles et ceux qui ne voudront croire qu’à la version sombre. Leur obsession deviendra de nous

mettre la main dessus dans le but de nous donner le châtiment qu’ils pensent juste. Ils auront la
conviction que Le Prisonnier n’était qu’un leurre destiné à détourner l’attention du jury. Ils formeront
une horde qui voudra appliquer la loi du talion. Nous ne leur en voulons pas. Ces mêmes individus ont
parfois fait partie de ceux qui ont le courage de se dresser face à l’oppression pour y mettre fin. Ils

fonctionnent sur un mode qui exclue le gris. Les choses sont soit noires, soit blanches. Il y a eu
meurtre. Il y a donc eu assassin. Il faut impérativement une sentence. Si la justice ne la rend pas, ils
s’en chargeront.

Notre pari est que le nombre des partisans de cette option ira en diminuant au fil du temps et
sera suffisamment réduit pour permettre à ceux qui adhèreront à notre projet de nous protéger. Ils le
feront afin que nous puissions continuer notre mission d’éveiller les consciences. Tant de personnes se
plaignent de l’implacable loi du marché, de la corruption de leurs dirigeants ou de leur inefficacité, de
la disparition de valeurs humaines essentielles et ne font rien pour agir. Nous n’avons pas voulu
casser le système. Nous voulons le faire exploser et il est temps aujourd’hui de poser la première
pierre d’un monde qui privilégiera avant tout l’Humain. Que ceux qui nous aideront soient plus
motivés que ceux qui en voudront à nos vies et nous vivrons. Que les forces de l’amour soient plus
puissantes que celles de la haine et l’humanité s’engagera dans une démarche positive.

Nous avons eu l’idée de proposer un symbole universel pour inviter tous ceux qui se sentiront
concernés à arborer un symbole de leur opinion : Un simple rond noir dessiné sur le poignet droit sera
un signe d’adhésion à notre projet. S’il s’agit d’un tatouage, cela signifiera que vous êtes prêt à aller
jusqu’à risquer votre vie pour nous aider. Un trait noir épais signifiera à l’inverse que vous ne croyez
pas une seconde dans notre projet. Un tatouage voudra dire que vous iriez jusqu’à nous livrer à des
personnes prêtes à nous tuer si l’occasion vous en était donnée. Nous demandons bien entendu à tous
les « cercles » de ne jamais avoir le moindre geste de violence envers les « traits », ni de se brouiller à
notre sujet si vous étiez amis auparavant. Nul ne vaut un tel prix !

Je dois, au nom de mes amis, vous apporter quelques précisions complémentaires : L’actuel
porteur du Collier a été désigné par tirage au sort juste avant le procès. Je pourrai donc, au même
titre que les autres, être « Le Collier ». Aucun des autres n’a la sensation qu’il serait leur leader
charismatique et tous pensent avoir équitablement porté ce projet. Ceci inclue Le Prisonnier qui n’a
tout appris que tardivement et qui nous a fait le plaisir d’être le 1er à se dessiner un rond sur le
poignet droit. Nous l’avons bien entendu tous imité depuis.

 

Frédéric

regarda sa montre. Cela faisait cinquante six minutes que Vanessa avait commencé à parler. Elle lui
avait dit qu’elle en consacrerait 3 à la partie relative à leur départ. Comme si elle était synchronisée
sur ses pensées, elle était en train d’aborder ce point :

Une fois dehors, nous partirons dans l’hélicoptère qui nous attendra. Nous nous poserons à un
endroit qui nous permettra de nous séparer et de disparaitre chacun de notre côté. Nous avons tout
préparé, prévu et organisé. Moins de 3 heures après notre départ, il vous sera impossible de nous
reconnaitre, même si vous passiez à côté de nous. Chacun de nous reprendra alors, au moment qu’il
jugera opportun et de la manière qui lui paraitra adaptée, contact avec ses proches pour enfin
pouvoir leur expliquer notre point de vue personnel sur la question.

Ensuite, si vous croyez à la version sombre, vous n’entendrez plus jamais parler de nous. Personne
ne réussira à nous mettre la main dessus. Nous aurons eu ce que nous voulons.

Si vous croyez à la jolie histoire, nous réapparaitrons quelque part er, si nous obtenons le soutien
majoritaire de la population, le monde commencera sans doute à véritablement changer…

Maintenant, Mesdames et Messieurs les jurés, la balle va passer dans votre camp : Pour ne pas
incarcérer un homme innocent, Le Prisonnier, il faut tous nous libérer. En agissant ainsi, vous ferez
l’unanimité : Ceux qui veulent notre peau auront l’espoir de pouvoir nous mettre la main dessus. Ceux
qui seront dans l’espoir et l’attente de notre prochaine apparition trouveront juste que nous puissions
accomplir notre mission.

J’en ai terminé. Je compte sur vous… sur chacun de vous ici, dans ce tribunal….et dehors…

*

Jérémy

se sentait épuisé, mais il ne parvenait pourtant toujours pas à trouver le sommeil. Cette dernière
journée du procès avait permis à Vanessa de s’exprimer au nom des accusés. Il ouvrit son portable et
parcourut les commentaires sur les sites qu’il fréquentait habituellement. Ils allaient tous dans le
même sens :

Libérez-les tous… Acquittement pour tous… Ils ne doivent pas aller en prison…Ecoutez le peuple…

Il avait eu les accusés en face de lui et tant d’informations inconnues du grand public. Demain, il allait
devoir rendre son verdict. S’il ne dormait pas, c’était simplement parce qu’il n’avait pas encore arrêté
sa décision…

La situation lui paraissait ironique avec deux conceptions radicalement opposées qui s’affrontaient.
Pourtant elles se rejoignaient sur la demande d’acquittement.

Il y avait d’un côté ceux qui étaient convaincus que les six avaient la volonté de changer le monde et
qu’il fallait leur donner les moyens d’agir, faute de quoi les centaines de milliers de morts du covid
n’auraient servi à rien. Pour leurs soutiens, s’ils parvenaient à mener leur plan à son terme, la famine
serait presque éradiquée et l’eau potable accessible à la quasi-totalité de la population. Il y aurait
ensuite la scolarisation et l’alphabétisation et tant d’autres sujets sur lesquels une action financière
était déterminante. Aux opposants qui leur demandaient pourquoi Vanessa Pastor n’avait pas fait
don de sa fortune pou réduire ces inégalités, les partisans des six rétorquaient qu’elle n’aurait permis
de sauver que quelques milliers de vies alors que leur projet se chiffrait en millions de vies à sauver.
Pour tous ceux qui les soutenaient ainsi, seule leur libération leur permettrait d’agir au travers de
leurs futures apparitions partout dans le monde. Cela serait le signe du début de la mobilisation
citoyenne à laquelle les dirigeants ne pourraient que répondre favorablement. Tous militaient
activement sur les réseaux sociaux pour obtenir leur acquittement.

Ce mouvement en avait fait naitre un autre chez leurs opposants. Ceux-la étaient convaincus que les
six avaient imaginé cette fable dans le seul but d’échapper à la conséquence de leurs actes criminels.
Il n’y avait jamais eu de Prisonnier et ils étaient tous coupables et complices. Quand ils ont vu les
partisans des six réclamer leur libération, certains ont eu l’idée de formuler la même requête en y
ajoutant une pointe d’ironie qui laissait sous entendre qu’ils s’occuperaient eux-mêmes de rendre
justice une fois qu’ils auraient mis la main sur les six.

En votant leur acquittement, Jérémy était obligé d’admettre qu’il apporterait satisfaction à toutes les
personnes de son entourage, quelle que soit leur opinion personnelle… Il ne se voyait pas prendre le

risque de condamner à mort ou à perpétuité les six, car il était convaincu par tous les éléments
présentés qu’il y avait bel et bien eu un Prisonnier parmi eux…
*

Le journal de 13 h

du lendemain fit son ouverture avec l’acquittement qui venait d’être prononcé. Le journaliste exposa
les résultats du sondage internet de la veille au soir auquel 186.407 téléspectateurs avaient participé.
La question à laquelle il fallait répondre était : « Seriez-vous prêt à soutenir les six s’ils étaient
acquittés ? ». Le présentateur indiqua qu’il avait choisi d’arrondir le résultat en supprimant la
virgule : 50 / 50 ! Le reportage qui suivait expliquait que toutes les autres questions à leur sujet
séparaient ainsi les Français en 2 clans. Les dernières images montraient des réactions opposées sur
les réseaux sociaux : Ils étaient des terroristes et des meurtriers pour les uns et ils ne méritaient pas
de jouir de la liberté octroyée par la justice. Pour les autres, ils étaient des lanceurs d’alertes et des
héros et il fallait les soutenir dans leur démarche. Les partisans d’une position essayaient de faire
prédominer leurs arguments et recevaient très vite des injures de la part de leurs opposants… Les
dernières images du journal montraient la porte du tribunal par laquelle les six devaient sortir. Le
drone avait préalablement survolé la foule et offert un point de vue sur des pancartes avec des
cercles et des banderoles avec des traits. Un zoom avait permis de s’apercevoir que nombre de
badauds affichait l’un des 2 signes sur son poignet. Les gens scandaient des slogans inaudibles. Sur le
côté du tribunal, il y avait un hélicoptère. Le pilote en était descendu et il tenait son casque à la main,
semblant attendre quelqu’un…

*

Les six

sortirent du tribunal. Des barrières avaient été dressées près de la porte. Elles délimitaient un
chemin le long du mur du bâtiment en brique rouge. Au bout de celui-ci, il y avait l’hélicoptère. Face
à la sortie, une place avait été aménagée pour les journalistes. Il y en avait une véritable nuée. Tous
les micros arborant le nom des radios ou télévisions furent tendus vers eux. Ils avaient prévu de ne
pas communiquer mais Loïc s’arrêta et leur précisa qu’il allait changer les plans en prenant la parole
devant le monde entier :

Laissez-moi parler sans m’interrompre s’il vous plait. J’ai bien réfléchi tout au long du procès.
J’ai l’impression de m’être laissé entrainer sur une voie qui ne correspondait pas forcément à mes
aspirations personnelles. Je déteste cette sensation d’être un mouton. Je suis sans doute en train de
faire ma crise de la cinquantaine, de me taper une grosse dépression ou un bordel dans ce genre,
mais je me sens profondément fatigué. J’ai envie de savoir tout de suite. Je veux que vous sachiez
aussi. Je veux que le monde entier puisse y assister. Il n’y aura pas d’autres occasions comme celle-ci,
avec autant de caméras et journalistes du monde entier. Si cela se passe comme j’imagine…. Je passe
le bonjour de votre part à Edouard… Désolé Vaness, mais j’ai pas ton éloquence pour les jolis discours.
J’ai l’impression que j’oublie de vous dire quelque chose d’important et je vous jure que c’est rare que
j’ai cette sensation que mes émotions dominent mon cerveau. Mais bon, les circonstances sont
particulières alors je vais vous dire quelque chose que je ne vous ai jamais dit depuis plus de 30 ans…

Je vous aime, bande d’enculés, mais qu’aucun de vous ne s’avise de venir interrompre mon petit
moment de gloire. Avancez-vous vers l’hélicoptère maintenant s’il vous plait !

Les cinq autres sourirent à ce dernier trait d’esprit tout en se regardant, interloqués. Loïc renouvela
son injonction et s’emporta en insistant sur le fait qu’il était rare qu’il demande un service et qu’il
prendrait fort mal d’être contrarié maintenant. Ils obéirent et commencèrent à s’éloigner de lui
tandis qu’il agitait ses bras pour leur faire signe d’accélérer. Un sourire apparut sur son visage et il se
mit à avancer vers les journalistes. Des écrans géants qui avaient diffusé le procès retransmettaient
en direct les images de leur sortie du tribunal. Lorsqu’il se mit à parler, le silence se fit assez
rapidement dans la foule qui commençait pourtant à marquer des signes d’agitation. Sa voix était
parfaitement audible de tous, y compris de ses amis qui continuaient leur marche vers l’hélicoptère.

Mesdames et Messieurs, suite à la pression de mes amis qui voulaient me protéger, je leur
avais fait la promesse de ne pas avouer mon rôle exact pendant le procès. Celui-ci est maintenant fini
et je me considère donc comme dégagé par mon serment. Je ne vais pas faire un long discours, mais
je tenais simplement à assumer mes actes. Je suis Le véritable Collier. J’ai tout planifié. J’ai sorti de
mon labo le contenu des 6 fioles. Elles étaient dans mes 6 bouteilles de parfum et après-rasage. Xiao
Heung a simplement fourni ensuite les flacons qu’il a remis à chacun selon mes instructions. C’est moi
qui ai injecté le covid dans le pangolin à Wuhan. Je vais maintenant venir au milieu de la foule et
m’expliquer avec tous ceux qui voudront échanger avec moi.

Joignant les actes à ses paroles, Loïc enjamba la barrière et commença à jouer des épaules pour se
frayer un passage au milieu des journalistes. L’écran géant afficha les images des réactions de la
foule. Des bras se levèrent pour montrer un Cercle dessiné sur le poignet droit. D’autres se tendirent
pour faire apparaitre un Trait. Loïc avait traversé le groupe des journalistes et il se dirigeait d’un pas
décidé vers la foule réunie une centaine de mètres plus loin. Des policiers étaient sur son chemin. Ils
lui firent obstruction. Les 3 fonctionnaires cherchaient manifestement à l’empêcher de passer.
Derrière eux, la foule s’agitait de plus en plus. Un gradé s’approcha. Il intima à ses hommes de
s’écarter, en tendant le bras pour inciter Loïc à continuer d’avancer. Les cinq s’étaient arrêtés. Ils
virent alors distinctement un trait qui ornait le poignet droit de l’officier. Leur ami toisa le lieutenant
quelques secondes. L’homme détourna son regard. Loïc poursuivit son chemin.

Un escalier de trois marches se trouvait devant lui. Les barrières retenant la foule étaient désormais
à moins de 20 mètres. Une vague, identique à celles qui peuvent agiter un stade de foot, sembla se
propager jusqu’aux barrières qui cédèrent sous la pression. Des individus se précipitèrent dans un
grondement furieux vers Loïc. Frédéric réagit à la fraction de seconde même où il prit conscience de
ce qui était en train de se produire. Il retint Vanessa par le bras alors qu’elle s’apprêtait à s’élancer
vers Loïc. Il partit dans le sens inverse en l’entrainant de force vers l’hélicoptère. Il intima à Sophie
de prendre comme convenu la place de pilote. Il rappela à Wilfrid et Xavier les dernières volontés de
leur ami. Il leur dit qu’il leur appartenait de veiller à les tenir et de décoller dans les 10 secondes qui
venaient. La police n’allait pas retenir la foule. Boostés par la détermination de Frédéric, les cinq
s’engouffrèrent dans l’hélicoptère.

Sophie avait déjà des centaines d’heures de vol à son actif. Elle savait exactement quelle étape
pouvait être supprimée pour un décollage d’urgence. Le rotor émit son bruit caractéristique. Elle
régula les gaz et leva le collectif tout en dosant à la bonne puissance son appui sur la pédale afin que

l’hélicoptère s’allège au fur et à mesure que le pas des pales se calait sur le bon rythme. Elle géra
alors le cyclique et l’hélicoptère commença à s’élever.

Dès qu’il fut assis, Xavier ne quitta pas du regard la foule. Loïc n’eut aucun mouvement pour chercher
à lui échapper. Il fut absorbé comme une proie peut l’être par une nuée de fourmis. Ce fut comme si
un ruban sombre s’élargissait autour de lui pendant quelques secondes. Ensuite, il y eut comme une
pause de quelques secondes. Quelques individus émergèrent du cercle pour se diriger vers
l’hélicoptère au moment où Frédéric rentrait en dernier dans l’appareil. Les forces de police se
trouvaient au milieu des deux groupes. Elles semblaient hésiter sur la conduite à tenir. Certains
s’écartaient ostensiblement pour faire comprendre aux hommes qui commençaient à s’approcher
qu’ils n’allaient pas s’opposer à leur passage. A l’inverse, d’autres policiers posaient la main sur la
crosse de leur arme et faisaient face à ces mêmes hommes. Ceux-ci avançaient pas à pas,
prudemment, mais de plus en plus rapidement au fur et à mesure qu’ils étaient rejoints par d’autres.

Le lieutenant de police cria un ordre. Ses hommes qui faisaient obstacle se regardèrent. Il répéta son
ordre en leur imposant d’enlever la main de la crosse de leur arme. Ils obéirent à l’injonction et ce fut
comme si les individus avaient obtenu l’autorisation de courir vers l’hélicoptère. Ils s’élancèrent tous
en même temps. Ils voulaient arriver sur l’appareil avant qu’il n’ait pu décoller et être hors de leur
atteinte…

Xavier accordait beaucoup d’importance aux expressions des visages. Il avait appris à décrypter tous
les signes. Ce qu’il percevait aujourd’hui en voyant les hommes qui se précipitaient vers lui, il ne
l’avait jamais vu auparavant, mais il n’avait nul besoin d’être un expert pour savoir ce que cela
signifiait : Qu’eux cinq tombent maintenant entre leurs mains et ils étaient tous morts. Les individus
les plus rapides étaient à moins de quinze mètres de lui. Il se demanda combien d’hommes étaient
nécessaires pour empêcher le décollage. L’hélicoptère quittait le sol. Les hommes étaient désormais
à cinq mètres de lui. Leur appareil sembla accélérer et ils s’élevèrent plus vite. L’homme le plus près
fit une tentative de sauter comme s’il voulait s’accrocher aux patins. Il était bien trop loin pour y
parvenir. La seule chose que put voir Xavier fut son poignet droit sur lequel un tatouage était
clairement visible : Un épais trait noir.

Sophie dirigea l’hélicoptère vers l’endroit ou se trouvait Loïc. Le cercle sombre qui était venu
l’entourer semblait se transformer en un cercle clair. Tout le monde s’éloignait de son corps qui gisait
sur le dos. Il ressemblait à un pantin désarticulé. Ses vêtements avaient presque tous été arrachés.
Un étroit tuyau en fer qui avait du servir de support à une pancarte était planté dans son cœur. Son
visage était défiguré et du sang s’écoulait depuis son corps sur les marches d’escalier. Seuls des
policiers s’approchaient de lui.

Xavier sentit qu’il était au bord de l’évanouissement. Il savait que tous les autres se posaient les
mêmes questions. Pourquoi Loïc avait-il agi ainsi ? Pour essayer de les sauver ? Pour essayer de
choquer le monde entier et obtenir une réaction ? Laquelle ? Et surtout, la question la plus
importante de tous : Pourquoi avait-il menti ? Et Xavier ne trouvait aucun début de réponse.

Quand ses pensées devenaient trop glauques, il avait pris l’habitude d’amener son esprit sur un autre
sujet sur lequel il se concentrait alors : Il choisit de penser à leur plan de départ, élaboré par Wilfrid.
Il leur avait tout enseigné en quelques heures sur les techniques de cavale. Il avait traqué tant de
criminels qu’il pouvait se targuer d’être un expert. Il avait suivi des formations et savait donc ce qu’il
fallait faire et ce qui était à proscrire. S’ils étaient des citoyens libres aux yeux de la loi, l’expérience
de Loïc leur prouvait qu’ils devaient prendre bien des précautions pour éviter de tomber entre les
mains de ceux qui en voulaient désormais à leur vie.

Wilfrid leur avait expliqué le dispositif mis en place pour qu’ils puissent disparaitre aisément. Une
voiture les attendait à côté de l’endroit où ils allaient se poser. Le plein était fait et ils allaient trouver
dans la boite à gants tout le nécessaire pour modifier leur apparence physique : Perruque,
moustache et barbe postiche, des tubes pour changer de couleur de cheveux, prothèse dentaire,
lunettes de soleil, tchador, casquette, foulard, écharpe… Plusieurs routes différentes partaient à
moins d’un kilomètre de leur lieu d’atterrissage. La carte à l’intérieur du véhicule allait leur indiquer
celle que chacun devait suivre. En moins d’une demi-heure, ils trouveraient tous une autoroute. Il
leur appartenait alors d’aller dans un lieu que chacun devait garder secret afin d’éviter tout risque de
pouvoir remonter de l’un à l’autre selon la tournure que pourraient prendre les évènements. Ils
avaient de l’argent sur des comptes dans de nombreux pays qui leur étaient accessibles depuis
n’importe quel ordinateur relié à internet, où qu’ils se trouvent dans le monde. Ils avaient fixé une
date pour se retrouver dans Paris et ils avaient convenu de différents signes à réaliser au cas où ils se
sauraient sous surveillance afin que les autres membres ne s’approchent pas d’eux.

Aucun d’eux n’avait pris la parole depuis le décollage. Sophie était en vol quasi stationnaire une
cinquantaine de mètres au dessus de la foule. Elle demanda à Wilfrid quelle était la destination.

Nous devions aller dans une jolie clairière dans une forêt du massif central. Le coin idéal. Il y
a juste un petit souci dont je dois vous parler… Vous allez rire… ou pas. Ne me demandez pas de sortir
s’il vous plait mais je viens de trouver ce que Loïc avait la sensation d’oublier. C’est lui qui avait les
clés des voitures dans sa poche. Je ne souhaitais pas les laisser sur place pour ne prendre aucun risque
et qu’il n’y ait aucun témoin. Mes poches étaient trop petites et il m’a dit qu’il pouvait me les garder
sans problèmes… Putain, Ed et Lolo doivent se taper une sacrée barre de rigolade.. Sophie, vas ou tu
peux. On a combien d’autonomie ?

La voix de Sophie fut clairement audible

Comptez 2 h et 500 bornes. On peut aller presque n’importe où en France…

Au moment où elle disait cela, ils entendirent tous distinctement le bruit caractéristique d’un coup
de feu et le sifflement d’une balle qui passait près de leur appareil. Sophie réagit aussitôt en
poussant le manche cyclique à fond. L’hélicoptère bondit vers l’avant et la foule le vit s’éloigner,
comme s’il allait en direction du soleil…

* * *